Laure Dominique Agniel a longtemps été journaliste, et cela se lit dans le ton de son récit. Non pas que le style sacrifie au parti pris du sujet-verbe-complément, il est dense au contraire et jamais boursouflé, mais son approche est celle du reportage. Elle fait revivre un homme, une société, une époque, une planète, et des rapports de force qui résonnent au présent, quasiment dans l’actualité. Il y a dans son Gauguin des impatiences, des emportements, des exaltations, des désespoirs, des échecs, et des révoltes éternelles. Avec cette chronique d’une existence parfois chaotique, tout entière vouée à la peinture mais qui s’achève dans un combat social perdu, Laure Dominique Agniel évite les travers qui pouvaient guetter son sujet : l’hagiographie d’un génie, et la peinture couleur locale des îles Marquises devenues, depuis Jacques Brel, le mythe incontournable des envies d’évasion.
Paul Gauguin a ramé toute sa vie, en tant que marin dès l’âge de 17 ans, puis en tant que peintre à temps complet à partir de 33 ans. Ses tableaux, qui atteignent aujourd’hui des valeurs marchandes inimaginables, ne valaient pas un clou à son époque, sauf durant les deux dernières années de sa vie, aux Marquises, où ils rapportaient quand même le montant d’une petite rente.
Ce qui le distingue de la longue liste des artistes maudits, c’est son côté Sisyphe. Il se fait en se défaisant, et tout se défait autour de lui dès lors qu’il se croit établi. Il n’aspire qu’à s’installer, à l’abri, mais il étouffe quand il se pose quelque part.
Il est le petit-fils d’une femme extraordinaire, sa grand-mère maternelle Flora, née au Pérou d’un aristocrate descendant des conquistadores. Cette Flora ne connaîtra pas son père, mort quand elle avait 4 ans. Elle grandira comme elle pourra, se mariera avec un graveur parisien qui lui fera trois enfants (dont la mère de Paul Gauguin), la battra, et tentera même de l’assassiner d’une balle dans la poitrine. Comme son petit-fils, elle s’engagera un jour sur un navire, écrira un journal de voyage à succès, Pérégrinations d’une paria, rencontrera Proudhon, s’indignera de la condition des ouvrières, créera une union de défense qui préfigure les futurs syndicats. Elle mourra en 1844, à 41 ans, quatre jours avant la naissance de Paul…
L’autre révolté dans l’ascendance du futur peintre sera son père Clovis, journaliste politique, qui décida de fonder un journal dans le berceau familial, le Pérou, où vivait toujours la famille de sa femme. C’est ainsi qu’à l’âge d’un an Paul Gauguin découvrit la lumière du grand Sud, puis du Pérou, sur le pont d’un bateau. Clovis mourra pendant le voyage, et c’est donc un orphelin qui arrivera au port, et grandira dans un pays lointain qu’il n’oubliera jamais. Déjà la vocation, au milieu d’une catastrophe qui fracasse un projet d’établissement lointain…
Ces allers et retours permanents entre l’exaltation des grands desseins et les pesanteurs du quotidien sont la trame de ce récit-reportage. Ils cheminent entre les lignes de ces 220 pages : d’abord dans le portrait de l’homme privé, écartelé entre son amour pour la famille et sa passion pour le grand large et la peinture, qui le conduit à quitter sa femme et ses cinq enfants. Ensuite dans ce besoin vital de participer, aux côtés de ses contemporains, à l’histoire de son siècle tout en voulant s’en échapper : cette tentation des îles est une tentation de Venise qui l’amènera à fuir la “civilisation”. Enfin, dans les dernières années de sa vie, quand Gauguin apaisé par les Marquises sera rattrapé et combattu par l’Europe qu’il a cru mettre à distance, il comprendra qu’il s’est épris d’une culture en voie d’extinction, dévastée par la colonisation. Paradoxe ultime : alors qu’il était parti pour trouver la lumière qu’il cherchait dans ses tableaux, il cessera pratiquement de peindre pour essayer de sauver la population locale dans laquelle il se fondra désormais.
L’intérêt du livre de Laure Dominique Agniel est de raviver la force d’un géant du monde de l’art sans rien dissimuler des petitesses, des doutes, ou des fragilités de l’homme qui aimait sa maison et les voyages, les îles du bout du monde et les cafés de Paris, la vie sauvage et la colère de ne pas être reconnu, son épouse et la cohorte de celles qu’il a aimées, ses enfants légitimes et les illégitimes. Matelot à 17 ans, Paul Gauguin est devenu courtier à 23 ans, a épousé une belle Danoise au caractère plutôt rigide avant d’étouffer dans ce carcan et de décider, à 33 ans, de gagner sa vie à la force de ses pinceaux. Années de galère, lui à Paris, manquant d’argent, elle à Copenhague avec les enfants, qui en réclame en accusant ses “folies”, mais années fondatrices et créatrices. C’est là que ce Gauguin aux Marquises dépasse la biographie d’un homme, fût-il exceptionnel. Gauguin a baigné dans son époque, et cette époque surgit dans le livre de Laure Dominique Agniel. Le monde des artistes peintres entre Paris et Pont-Aven, de la Bretagne à la Provence, Monet, Renoir, Sisley, Pissaro, Cézanne, l’amitié avec Van Gogh qu’il admire mais qu’il affronte, mais aussi la poésie avec son ami Mallarmé. Expositions sans suite, hiver terrible en 1886 où il devient colleur d’affiches dans les gares pour ne pas mourir de faim, Exposition universelle de Paris d’où surgit la tour Eiffel mais qui le laisse dans l’anonymat…
Il y a les peintres, le choc des impressionnistes, mais aussi ce goût du siècle pour les voyages au long cours, dans lesquels il se projette. Jack London écrit un best-seller,L’Appel de la forêt, Robert Louis Stevenson fuit son Écosse en voilier pour s’établir aux îles Samoa, Herman Melville raconte la vie des chasseurs de baleines au large des Marquises. Envie de grand large. Il tente de résister, retourne à Copenhague mais n’y tient plus. À bout de patience, de retour à Paris, il part pour le Panama mais se retrouve à piocher toute la journée pour le chantier du canal, se réfugie en Martinique, croit y trouver le bonheur, rêve d’y faire venir sa femme et ses amis peintres, mais rentre en France, persuadé qu’il a trouvé la lumière et que ses tableaux vont s’arracher. Échec encore, rage impuissante et fureur de repartir pour se perdre ou se trouver.
En 1889, à l’âge de 45 ans, il découvre Papeete. Mais, là encore, l’éblouissement va faire long feu. Lors de son second séjour, lui qui cherche la vie sauvage ne trouve que la France en guerre pour mater les populations locales. Déçu et révolté, il rédige une interview imaginaire, qui sera son premier texte anticolonialiste. Dans ce document, il fait parler un Maori, face aux colons français : « Aussitôt que vous vous installez quelque part, tout est à vous, le sol et les femmes que vous quittez deux ans après avec un enfant dont vous n’avez plus le souci… Nous connaissons de longue date vos mensonges et vos promesses. Des amendes, de la prison aussitôt qu’on chante, tout cela pour nous donner de soi-disant vertus que vous ne pratiquez pas »…
Écœuré, il refait ses valises, pour fuir encore plus loin, vers un monde vraiment premier. Ce sera les îles Marquises, et une fois encore il butera sur la contradiction de Sisyphe. Le bonheur, l’éblouissement, mais la révolte encore plus grande, et la mort au bout du voyage.
Des îles Marquises qu’elle connaît pour y avoir vécu, Laure Dominique Agniel ne dessine surtout pas le tableau d’un paradis sur terre. Aucun rousseauisme dans cette beauté sauvage, où l’on pratique ici et là des formes de cannibalisme quand Gauguin y débarque. Le climat si paisible peut devenir cataclysmique, la pluie déprimante, mais le peintre s’y installe et s’y sent bien au milieu d’hommes et de femmes aimables et pour qui les plaisirs sont le contraire d’un péché. Il bâtit sa maison, « la maison du jouir », et se sent devenir un îlien parmi les îliens, surtout quand on lui donne le nom local de « Koke ». Il peint chaque jour et ses tableaux sont des chefs-d’œuvre aboutis.
Mais rapidement le nouveau Marquisien s’identifie aux Marquisiens de souche et se fait leur avocat. Il ne peint quasiment plus, mais il écrit beaucoup. Il s’adresse à toutes les autorités possibles, locales, régionales, nationales. Il se plaint de la mise en coupe réglée des îles, des interdictions de chanter et de danser, de l’archevêque, du gendarme qui verbalise à tour de bras, des impôts pour payer des routes qui n’existent pas.
Alors qu’en France ses tableaux commencent à retenir l’attention d’un public encore restreint, mais qui ne cessera de s’élargir, alors qu’il pourrait rentrer et recueillir au moins les premiers lauriers d’une gloire naissante, il s’épuise dans un combat politique que les autorités coloniales lui feront payer au prix fort. Poursuivi en justice, écrasé de dettes et d’amendes, il décède à l’âge de 55 ans, dans des conditions étranges. Ses objets personnels sont liquidés, ses obsèques sont escamotées, comme si la France coloniale voulait effacer jusqu’à la trace de sa mémoire.
Cent quinze ans plus tard, le gendarme corrompu, le juge acheté, l’évêque acheteur ou le préfet indifférent ont sombré dans l’oubli des Marquises, mais pas lui. De lui, le souvenir soulève encore les passions locales tandis que ses tableaux deviennent les plus chers du monde. C’est qu’il y a le peintre, universellement célèbre, et le combattant infiniment moins connu.
Le mérite de Laure Dominique Agniel est de l’avoir ressuscité…